uand les trouvères
allaient en Comté de château en château, ils aimaient
à chanter les malheurs de Berthe de Joux, dame du pays aux longs
hivers. C'etait pour eux un sûr moyen de tenir en haleine leur auditoire,
de piquer sa curiosité, d'éveiller son émotion et par
là sa générosité.
- Comment faisaient les trouvères, grand-père ?
- Ils récitaient ou chantaient, en s'accompagnant de la mandore ou
du luth. Dans la grand'salle des armes, aux murs couverts d'étendards
et de trophées de chasse, cornes et hures, près de la haute
cheminée, le seigneur et sa dame prenaient place, entourés
de leurs pairs et de leurs vassaux. Ils savaient qu'un plaisir de qualité
allait égayer leur vie trop souvent monotone. Ils écoutaient
avec une joie mêlée d'angoisse une passionnante histoire.
- Oh, grand-père, contez-nous ce qu'ils disaient.
- Hélas ! Nous avons perdu les trouvères et les ménestrels,
leurs poèmes inspirés, leurs chants aux modulations étranges.
Nous n'avons plus cet art subtil de conter qu'ils possédaient à
l'extrême. Mais il nous reste la légende. La voici.
Vous connaissez bien Pontarlier, cette ville du Haut-Doubs, proche de
la Suisse, groupée autour de l'église Saint-Pierre. Au sud
de cette ville, sur un éperon rocheux, se dresse le fort de Joux.
Là, vers la fin du XIIe siècle, il y avait un puissant château.
On le voyait de loin, avec son donjon trapu, ses tours d'angle, ses créneaux
où veillaient les archers. L'ensemble du bâtiment prenait appui
sur le roc. Le château, solide, imprenable, gardait le col de la Cluse,
dont la route vers le pays vaudois. Ses terres s'étendaient au loin,
très loin, de part et d'autre des monts.
La maison de Joux était la plus ancienne des baronnies du Haut-Doubs.
Plusieurs de ses membres s'étaient signalés pour leur bravoure
et leur esprit chevaleresque. A l'époque qui nous intéresse,
le sire de Joux s'appelait Amaury. C'était un homme jeune, vigoureux,
endurant : haute taille, larges épaules, muscles durs. Il était
beau, d'une beauté qui tenait moins à la régularité
de ses traits qu'à l'élégance et à la distinction
qu'ils révélaient. Avec cela brave, pieux, ardent ; c'était
un type de chevalier accompli.
Amaury était connu et estimé. Il brillait dans les tournois,
où sa lance culbutait plus d'un adversaire. Il se montrait joyeux
dans les fêtes, plein d'entrain et d'esprit. Il excellait à
la chasse et savait mieux que personne dresser et conduire une meute. Il
aimait les plaisirs violents, mais il était foncièrement bon :
il protégeait les faibles, secourait les malheureux et offrait une
large hospitalité à tous les voyageurs : chevaliers,
pélerins ou mendiants.
Quand il avait songé à prendre femme, les plus beaux partis
s'étaient offerts à lui. On dit même qu'une nièce
de l'Empereur l'aurait épousé volontiers. Il préféra
suivre ses sentiments et il choisit une jeune fille de dix-sept ans, nommée
Berthe, vive, jolie, gracieuse, comme l'aurore.
Il vivait près d'elle, très heureux, et cela semblait devoir
durer toujours. Mais en 1189, l'Empereur Frédéric Barberousse
demanda à l'aristocratie comtoise de l'accompagner à la Croisade.
L'Empereur avait séjourné en Comté à plusieurs
reprises et notamment à Dôle. Il était connu et, malgré
sa longue querelle avec le Pape, très aimé des Comtois. Son
appel ne pouvait rester sans écho. Il fallait chasser des lieux saints
les Infidèles et gagner, en combattant pour Dieu, la gloire et le
salut. Thierry de Montfaucon partit le premier, Amaury de Joux aussitôt
suivit son exemple.
Berthe pleura dès qu'elle apprit la décision de son époux.
Elle tenait furieusement à leur bonheur.
- Qu'avez-vous besoin, beau sire, de partir guerroyer si loin ? Faut-il,
pour gagner le ciel, quitter sa femme, ses enfants, son pays ?
- Madame, il faut quitter tout cela. Je vous aime de tout mon coeur, mais
je me dois à mon Empereur et plus encore à mon Dieu.
- Ne pourriez-vous au moins retarder votre départ ?
- Impossible. On me traiterait de couard, bon tout juste à filer
la quenouille. Je pars sur l'heure.
- Vous n'avez donc aucune pitié de moi ? Sans vous, je vais
me languir d'ennui, je serai folle d'angoisse, sans savoir ce qu'il advient
de vous en ces lointains pays. Amaury, je suis au désespoir.
- Ne désespérez point, ma mie. Si Dieu le veut je reviendrai,
en mes terres, couvert de gloire. J'aurai maintenu le nom de Joux et nous
aurai gagné le ciel en son éternité.
Amaury, malgré ses efforts, ne put consoler son épouse. Il
s'arracha à ses bras et la laissa en larmes. Berthe montée
en haut du donjon, regarda partir les croisés. Elle s'évanouit
quand ceux-ci disparurent au loin dans un nuage de poussière.
Berthe vécu dès lors triste, abattue, désemparée.
Elle n'avait pas le goût de manger, de se parer, de se livrer à
quelque occupation que ce soit. Elle restait des heures durant, en haut
de la tour, prostrée à scruter l'horizon dans l'attente d'un
retour, qui ne venait jamais. Pour comble de malheur, elle perdit ses enfants,
ce qui accrut encore son isolement et sa peine. Plus de chasses joyeuses
dans la forêt, plus de joutes ou de tournois dans le champ clos, plus
de fêtes au château. Les jongleurs, les montreurs d'ours, les
trouvères même durent passer leur chemin. Le château
sommeillait, engourdi sous un deuil pesant.
La herse du pont-levis ne se levait plus que pour les chevaliers errants
ou les pélerins, qui disaient revenir de Terre Sainte. Berthe écoutait
alors leurs récits avec une patience inlassable. Les uns parlaient
du pays, des grèves battues par les flots, des déserts où
l'on meurt de soif, des villes aux noms étranges, du grand mystère
de l'Orient. Les autres évquaient la figure de l'Empereur, disparu
dans un torrent, comme emporté par les anges. Aucun n'avait entendu
parler d'Amaury. Berthe restait sur ses inquiétudes.
Or, quatre ans après le départ du sire de Joux, un chevalier
isolé se présenta à la porte du château. Il avait
piètre allure, il était fourbu, grelottant de fièvre,
déguenillé. Il revenait, disait-il, de la Croisade, où
il avait été blessé. Il avait traversé l'Europe
et il n'en pouvait plus. On le fit entrer aussitôt. Il prit un bain,
mangea de bon appétit et s'endormit.
Le lendemain matin, Berthe fit venir le croisé, dans l'espoir d'obtenir
enfin quelque nouvelle de son mari. Elle le regarda et pour la première
fois depuis bien longtemps sourit. Elle avait reconnu Amé de Montfaucon,
un de ses amis d'enfance, dont elle gardait le meilleur souvenir. Amé
était jeune et beau, un peu frêle, encore presque un enfant.
Ses cheveux blonds, sa figure poupine, son rire argentin mettaient une note
de gaité dans le sombre château. Berthe fit un effort pour
ne pas paraître trop triste. Elle s'enquit de la santé du jeune
homme, puis elle posa la question qui lui tenait à coeur.
- Mon ami, je serais bien aise si vous me pouviez donner des nouvelles d'Amaury,
car je n'en eus jamais et je me languis de lui.
- Madame, répondit gravement Amé, il y a fort longtemps que
nous nous sommes perdus de vue. Nous avons longé ensemble le Danube
puis gagné l'Asie et, ma foi, ce furent de beaux combats. Amaury
montra sans comper sa bravoure et son audace. Un jour, il lutta seul contre
dix infidèles et il les mit à mort avec sa bonne épée.
Une autre fois, il gravit à cheval des pentes inaccessibles pour
prendre à revers des hommes de Saladin qui tenaient un défilé
du Taurus. L'Empereur qui s'y connaissait en hommes, étonné
par tant de prouesses, déclara en son conseil que «le sire
de Joux était le plus féal et le plus valeureux baron qui
fût en Cilicie». Oui, Amaury a su faire honneur à son
nom.
- Mais qu'est-il devenu ? Je n'aime pas cette gloire pour laquelle
il est parti, je crains sa témérité, sa folle ardeur...
- Madame, je vous le dis à regret, mais le bruit a fort couru de
sa mort. Il était avec Barberousse au bord du Selef et depuis on
ne l'a plus revu. En tout cas, il ne vint pas à Saint-Jean-d'Acre
avec nous. S'il est mort, c'est les armes à la main et en brave.
- Si cela est vrai, je le jure, je vivrai pour mes regrets comme morte déjà
pour être près de lui. Mais je veux espérer son retour.
Amé, parlez-moi de lui.
On en parla beaucoup les jours qui suivirent, puis on en parla moins. Amé
s'était installé au château et Berthe appréciait
sa présence. Elle l'accompagnait à la chasse, elle s'asseyait
à ses côtés pour écouter les trouvères,
elle était, comme autrefois, parée comme une reine, enjouée,
souriante, presque heureuse. Elle oubliait peu à peu Amaury, elle
ne vivait plus avec les morts.
Amé, de son côté, voyait tout le parti qu'il pouvait
tirer de la situation. Cadet de famille sans grand avenir, il songeait qu'un
mariage avec Berthe lui livrerait une seigneurie. Certes, c'était
là une félonie, si Amaury vivait encore. Mais Amaury vivait-il ?
Après tant d'années passées en Orient, c'était
bien peu probable. D'ailleurs, il y avait là une chance à
courir et une occasion à ne pas perdre. Le seul problème était
de faire consentir Berthe. Il lui arrivait parfois de songer à son
mari, avec le remords d'y songer si peu. Mais, le plus souvent, elle se
persuadait qu'il était mort. Amé, d'ailleurs, lui disait perfidement :
- Ma mie, Amaury était le plus vaillant des hommes mais il est mort
et les regrets n'y peuvent rien changer. Je me souviens bien que des Croisés
dignes de foi m'ont assuré de sa mort. Maintenant, la seigneurie
de Joux souffrirait de ses voisins si un homme ne se trouvait point à
vos côtés. Amaury, du haut du Ciel, ne peut point nous blâmer
si, dans l'intérêt du fief, nous lions nos destinées.
Berthe se laissa prendre à ces arguments spécieux. Elle accepta
d'épouser Amé, mais secrètement. Un moine, de passage
au château, les déclara unis devant Dieu.
Le temps avait passé. Un jour, le guetteur de l'échauguette
signale qu'un cavalier s'approche du château. Il porte le heaume,
la cotte de maille, l'écu armorié et à la main une
masse d'armes. Son destrier fait voler la poussière du chemin.
Les soldats regardent et reconnaissent les armes de Joux. L'homme met pied
à terre, ôte son casque et crie d'une voix forte :
- Ouvrez. Je suis Amaury, sire de Joux, votre Maître, revenu heureusement
de la Croisade où j'ai lutté pour le Christ.
Le pont-levis s'abaisse et Amaury rentre dans son château après
cinq ans d'absence. Ses hommes s'agenouillent devant lui. Il a un mot aimable
pour chacun. Il se sent heureux d'arriver enfin chez lui, son devoir accompli,
sa tâche bien faite. Mais il n'est pas sans remarquer l'air gêné
de ses soldats et de ses valets. Il a d'affreux pressentiments.
- Que se passe-t-il ici ? je veux tout savoir et suis assez fort pour
tout apprendre. Mes enfants ?
- Seigneur, ils sont morts, peu de temps après votre départ.
- Ma femme ?... Voyons, vous ne répondez point.
- Seigneur, il nous est difficile de vous dire...
- Oui, je comprends. Elle est morte, elle aussi. Jamais, je ne me consolerai,
car je la chérissais.
- Non, Seigneur, elle vit, mais...
- Mais quoi ? Parleras-tu ou je t'arrache la langue ?
- Mais elle s'est remariée, croyant en votre mort. Elle n'est pas
seule.
Amaury réalise soudain qu'il a été trahi. Il marche
d'un air sombre vers ses appartements. Amé de Montfaucon est auprès
de Berthe. Dès qu'il voit Amaury, il cherche à s'enfuir, mais
le sire de Joux, ivre de colère, tire son épée et transperce
l'intrus. Berthe regarde la scène, folle de terreur.
- Femme indigne ! cire Amaury. Vous n'avez pas su garder la foi que
vous m'aviez jurée. Vous serez châtiée et de telle façon
qu'on en parlera aussi longtemps que le soleil se lèvera sur ces
montagnes. Vous gémirez, vous crierez grâce, mais je resterai
inflexible. Dès ce soir, vous sentirez ce qu'il en coûte de
trahir !
Amaury aussitôt ne songe qu'à sa vengeance. Il fait murer l'épouse
oublieuse dans un étroit cachot, où elle ne peut ni se tenir
debout ni s'allonger. La lumière du jour ne lui arrive que par une
fente étroite, par où elle voit le sommet de la montagne,
située au-delà du Doubs, le corps d'Amé suspendu à
un arbre. Cadavre noirci balancé par le vent, déchiqueté
par les corbeaux.
Berthe subit de cruelles tortures : elle a faim, elle a froid, elle
sent ses membres engourdis, son corps tordu, ses reins brisés. On
lui jette chaque jour un peu de pain noir pour prolonger son supplice. Elle
ne peut regarder le jour par peur de voir le cadavre d'Amé sur la
montagne que les gens du pays appellent maintenant, du nom de Montfaucon,
la Fauconnière.
Berthe est seule avec sa douleur et son remords. Parfois, quand elle est
à bout de force, elle se laisse aller à supplier son seigneur,
mais celui-ci refuse d'entendre. Elle mourra dans son cachot et son corps,
affreusement déformé sera enterré par une nuit sans
lune. Amaury, de son côté, est satisfait d'avoir assouvi sa
vengeance mais il ne retrouvera jamais la joie de vivre.
Telle est la triste histoire d'amour et de mort que chantaient les trouvères,
le soir, dans les châteaux, pendant que le vent gémissait dans
les longs couloirs glacés. Un de nos poètes a su ranimer cette
complainte d'autrefois :
«Même aujourd'hui dans la vallée,
Le soir, comme un écho lointain,
Tombe, et des rochers de la Cluse
Le dernier cri de la recluse :
Priez, vassaux, priez à deux genoux
Priez Dieu pour Berthe de Joux.»
D'après Contes et Légendes de
Franche-Comté
Jean Defrasne - Nathan - 1962
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