a bricotte, en patois montagnon,
ce n'est ni plus ni moins la mini-contrebande, que pratiquaient les gens de
Fournet, village frontalier, limité en ses ravins, par le beau Doubs
qui le sépare de la Suisse. Ce pays de Cocagne où, à la
Belle Epoque, on se procurait à bon compte maintes marchandises de luxe
ou de nécessité, vu que nos écus et nos louis dominaient
de beau reste les maigres petits sous suisses.
Ce n'est pas à dire qu'ici on roulait sur l'or !... Comment peuvent s'en tirer des familles de 10 ou 12 enfants qui n'ont pour subsister que le faible revenu de petites fermes d'une quinzaine de bêtes ou la paye d'horloger qui travaille «sur la fenêtre» à longueur d'année ?... A coups de restrictions et de bricotte, on arrive ric-à-rac à suffire.
Pas question de mettre sur la table autre chose que les produits de la ferme : choux au lard en semaine, poule au pot le dimanche... Chaque soir : un bol de lait cru réchauffé de pommes de terre «rondes» tapées et farineuses comme on n'en voit plus. Le sucre et le café étaient bien trop chers pour les petites bourses et pourtant si nécessaires, l'un aux enfants, l'autre aux adultes... Force est donc de chercher «sur le Doubs» la ration annuelle de pains de sucre de 10 kg coiffés de papier bleu et débités au fur et à mesure, à la maison, à l'aide de maxi-pinces bien affutées, sans perte de la moindre miette...
Tabac, allumettes, trois-six et pétrole, strictement prohibés, font l'objet de la vraie contrebande, sans parler des montres et assortiments !... Pareil traffic a toujours nécessité l'installation à demeure d'une brigade de douaniers, avec bureaux aux principaux accès. Entre eux que d'issues favorables aux échappées !...
Sur une simple bricotte des habitants du pays, les agents, plus d'une fois, ferment les yeux, sachant pauvres eux aussi parmi les plus pauvres, que la tolérance est une vertu majeure et la bicotte une faute mineure absoute par la nécessité... S'ils prennent çà et là quelques kg de sucre c'est peut-être qu'eux-mêmes en ont grand besoin. On le leur pardonne ! Quand même ils savent ce qu'ils font !...
A la faveur du jeudi, la troupe scolaire s'en va donc chercher la provende familiale hebdomadaire à la boutique de «la Rasse» ou «Au bout du Pont de Biaufond», voire aux «Gaillots» où, à défaut de passerelle, il faut, de la rive française, héler le passeur suisse qui asure la traversée sur un Doubs large et profond, plus redoutable que la douane ; attention de ne pas «charger» au point de faire couler l'esquif !... A la Rasse, le passage ne manque pas de charme, surtout vers 1905-1906, quand le nouveau pont métallique destiné à remplacer l'ancien s'abîme dans la rivière et oblige ainsi à passer à gué, en sautant de rocher en rocher et de planche en planche avec des réticules de provisions. Laisser tomber à l'eau son kg de sucre ! Quelle débâcle ! En ce temps-là, bricotte et contrebande ne sont pas des sports de tout repos pour les enfants qui n'avaient guère que l'âge de raison. Heureusement qu'au comptoir de la souriante Lina, miroite le cornet de «suçottes» ou les cristaux de sucre candi ou l'étui de pastilles rouges et blanches, en surplus gracieux de menus achats ! Quel délice de les savourer en remontant le sentier embroussaillé des «5 minutes» ou celui des «Mulets» pratiqué au temps glorieux des «Moulins de la Rasse» !
Dans ces sentiers perdus, on se croyait à l'abri des «Loups» - sobriquet donné aux douaniers - mais, en rase campagne, on n'en menait pourtant pas large. Les yeux écarquillés, l'oreille aux aguets, on avançait à pas de loup ! Pris, on était délesté de la moitié de votre bricotte, ou parfois conduit au bureau, pour fouille...
C'est là, à ces bureux, que les agents viennent régulièrement, près du brigadier, prendre, dans le plus grand secret, leur ordre de service, de jour en campagne, de nuit en embuscade. On les voit deux par deux partir, à la tombée de la nuit, bagnoles au dos, canne en main, rejoindre leur poste d'observation où ils peuvent être rebattus à toute heure par les chefs... Il ne s'agit pas d'en faire à sa guise, pour le meilleur... Aussi, sur la bagnole dépliée et fourrée de peaux de mouton, à tour de rôle, l'un dort, pendant que l'autre veille !... Si les contrebandiers de haute lignée appréhendent ces rondes nocturnes, les hameaux isolés s'en félicitent pour leur sécurité... Aussi ne verrouille-t-on pas les portes pour permettre aux «embusqués» de se réfugier en cas d'orage... Peut-être, sans le savoir, côtoient-ils les ballots de tabac ou les trousses de café : contrebandiers de tous pays étant bien sûr logés à la même enseigne ?
Les bricottiers, à la petite semaine, restent moins prétentieux, même si la bricotte leur sert de métier. Ainsi «la Sourde» ou «la Corbeau» si pitoyables que nul ne les inquiète... Un vieux fichu noué sous le menton, les larges poches d'un ample jupon de droguet cachées par le tablier de grisette, elles ont l'air de mendiantes qui ne gagnent, à revendre leur bricotte, que leur pain quotidien.
Les contrebandiers de métier n'y vont pas de main morte... Il opèrent à «la passée», entre «chien et loup» et sur de grandes distances, en bande bien structurée et quasi redoutable, avec des points de repère, des relais et signaux déterminés. Ils se font précéder d'éclaireurs et assister des complices en la place. Passé la ligne «de démarcation» - Fournet-Grand'Combe -, sains et saufs, ils peuvent sans crainte «tirer du bout» comme on dit.
Loin des sentiers battus, ils s'enfoncent dans la brousse, escaladent les rochers, toujours prêts à lâcher leur proie pour n'avoir plus l'air que de simple écologistes protecteurs et défenseurs de la Nature ! Quitte pour le P.V., ils reviendront par la suité récupérer leurs ballots s'ils ne se sont pas envolés. Personne ne sait, comme ce genre d'alpinistes, courir, grimper, se tapir, flairer, déguerpir. Si la loge Roy, la Maison du Sourd, la «Chaîne» ou les «Echelles de la Mort» racontaient les exploits et les astuces de tous ces aventuriers, il y aurait matière à de trépignants films... policiers. Monter les «Echelles» de 33 echelon, appuyées contre le rocher surplombant, un veau suisse sur les épaules... semble du domaine de la légende !... C'est pourtant la réalité quasi journalière du temps où, pour arrêter la fraude, la douane tenait un registre ou état civil du bétail frontalier !... Mettre en charge ou décharger ! Quelle sujétion ! Un recensement perpétuel à l'écurie avec contrôle. De nos jours, le trafic se ferait bien en sens inverse, nos voisins convoitant justement la célèbre «Montbéliarde» ! Cruel retour des choses et... de la monnaie.
Bref ! Le versant des Côtes est si accidenté, les solitudes mystérieuses de nos forêts, les falaises rocheuses en bordure de la rivière offrent aux contrebandiers les voies les plus sûres avec des relais comme la «Piaulotte» ou la «Crampoulotte», les bien-nommées... Passé le Boulois, tout est gagné...
On raconte que l'un de ces maisons suspectée de recel se voit perquisitionnée de la cave au grenier, coins et recoins fouillés, fourrage sondé sous l'oeil intéressé du contrebandier, lui-même, qui avait eu la précaution de cacher ses trousses de café et de tabac dans les crèches et sous la litière, certain que l'agent ne se faufilerait pas entre les vaches bien serrées l'une contre l'autre.
Il faut aussi savoir s'improviser bûcheron, chercheur de champignon ou même, mine de rien, emboîter le pas au douanier et, tout en causant aimablement, lui raconter qu'on s'en va porter un sac de pois au voisin qui n'a plus rien pour sa soupe !
En marge des contrebandiers, n'oublions pas les chiens de contrebande dressés à cet art sportif ; ils relayaient leurs maîtres aux passages périlleux ou s'appuyaient tout le trajet routinier, seuls, à toute allure. L'oreille fine, les crocs redoutables, le flair aiguisé, ils dépistaient vivement la gent douanière et ne la laissaient pas approcher ! Solidement troussés, collier de montres au cou, le plus puissant berger n'était pas leur cousin !... Fiers de leur parure et responsables de leur charge, arrogants, &laqno;sans peur et sans reproche» il rentraient à la maison n'ayant perdu ni le moindre grain de café, ni le plus petit cadran ! Les visiter ne serait pas un service de tout repos... Les abattre ? Etait-ce permis ? Dans le doute, abstiens-toi !
Si cette race canine est éteinte, si les trousses de tabac ne grimpent plus les échelles (allez savoir !), si la bricotte ne nourrit plus son homme, croyez-vous que la contrebande soit abolie, pour autant ? Elle se promène, peut-être tranquillement en belle américaine truffée de cigare, de montres, voire de drogue !... Ce qui fournit alors de spectaculaires &laqno;prises» au planton de service qui a pu déjouer le trucage ! Et ça arrive.
Finies aussi les petites boutiques suisses de la Rasse et de Biaufond ; se sont effacés pareillement les sentiers de contrebande envahis par les ronces et les taillis, ravinés par l'érosion et l'abandon !
Plus touristiques et plus écologiques les &laqno;Sentiers de Grande Randonnée» de la Hollande à la Méditerrannée dont Fournet possède un fameux tronçon, sur les rives mêmes du Doubs au reflets changeants, aux cascades bouillonnantes !
Pour un bel environnement, c'en est un ! Et que dire de la pureté de l'air et de la solitude reposante des lieux où vous n'aurez nulle crainte ni des douaniers, ni des bricottiers, ni des chiens de contrebande !
D'après Histoires et Traditions du Doubs
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