l était une fois,
il y a de cela très longtemps, au bord du Doubs, en lisière
d'une profonde forêt de sapins, une grande cité que l'on appelait
Damvauthier. Les savants doutent de son existence et certains prétendent
qu'au VIe siècle après J.-C., il ne pouvait exister une grande
ville en pleine montagne, dans des lieux sauvages et à peine connus.
Il n'ont peut-être pas tort, mais la légende affirme que Damvauthier
était à cette époque lointaine une ville puissante,
célèbre par la beauté de son site et la prodigieuse
richesse de ses habitants. Croyons-en la légende ; elle a ses
raisons que l'histoire ne connaît pas.
Il est vrai que Damvauthier n'était pas une cité ordinaire.
Les habitants possédaient des champs où le blé poussait
à plaisir, des vergers où les fruits étaient plus lourds
et plus savoureux que partout ailleurs ; ils avaient en abondance bétail,
gibier et poisons fins. Dans leurs somptueuses demeures brillaient l'or
et l'argent, dans leurs jardins, les perles étaient aussi nombreuses
que les gouttes de rosée, les rubis et les saphirs scintillaient
au creux des fleurs. La nature s'était montrée là d'une
folle prodigalité.
Heureux habitants de cette ville opulente ! Ils vivaient dans une oisiveté
dorée et passaient le meilleur de leur temps dans les festins et
les fêtes. Ils aimaient à manger, mollement étendus
sur de larges sofas et songeaient moins à se nourrir qu'à
se gaver de mets raffinés ou étranges. Ils se paraient d'étoffes
soyeuses et de bijoux étincelants. Ils étaient paresseux,
gourmands, bouffis de vanité et d'orgueil. Le luxe était pour
eux un besoin et le plaisir, souvent pimenté de débauche,
une habitude. Damvauthier n'avait rien à envier à l'antique
Babylone pour la mollesse et le désordre, l'avilissement des caractères
et la corruption des moeurs.
Dans cette ville dissolue, les hommes et les femmes étaient devenus
durs, violents, cruels. Ils maltraitaient leurs esclaves, ils se méfiaient
des voyageurs, ils chassaient sans pitié ceux qui frappaient à
leur porte, pélerins, mendiants ou pauvres hères.
A plusieurs reprises, on avait vu sur la grand'place un vieillard à
l'air mystérieux et aux yeux fixes. On le regardait avec une curiosité
mêlée de mépris. Il ne s'en souciait pas, continuait
sa marche au milieu des rires et des insultes, criant à tous ceux
qu'il voyait : «Gens de Damvauthier, enfants égarés,
changez de vie pendant qu'il en est encore temps. Renoncez à ce luxe
qui pourrit les âmes. Revenez à Dieu et il ne détournera
pas ses regards de vous. Soyez simples, pieux et bons... sinon la colère
de Dieu s'abattra sur vous et vous retomberez au néant !»
Mais personne ne tenait compte de ses avertissements. On le chassait de
la ville, mais il y revenait, inlassable, obstiné. Puis il n'y revint
plus. Damvauthier, plus encore qu'auparavant, s'abandonna aux pires désordres.
C'était un jour d'hiver froid et triste. La neige tombait en bourrasque
et la campagne dormait sous un épais manteau blanc. Le ciel était
gris, la bise âpre et piquante. Une femme franchit les portes de la
cité et les chiens aboyèrent contre elle. Elle avait l'air
d'une pauvresse, marchait en haillons et pieds nus, toute courbée
dans la neige et le vent.
Dans ses bras, elle portait un tout jeune enfant, entouré d'une mauvaise
toile défraîchie, qui ne pouvait suffire à le garantir
du froid. Le petit grelottait, il pleurait et criait ; il avait le
visage bleui, cinglé par les flocons. La femme avait un air malheureux
et crispé, mais elle poussa un soupir de soulagement, quand elle
put s'abriter sous le porche d'une maison.
- Maitenant, se dit-elle, je vais trouver un abri. Ma route a été
longue et dure, mon fils a gémi sous le vent glacial de l'hiver,
mais ici nous pourrons prendre un peu de repos. Dieu soit loué !
Nous ne sommes plus par les chemins couverts de neige.
Et elle frappa à la porte réhaussée de panneaux sculptés.
Un serveur vint ouvrir et regarda d'un air dédaigneux. La mère
montra son enfant et dit d'une voix suppliante :
- Ayez pitié de mon enfant, à demi-mort de froid et de faim.
Donnez-nous un peu de pain et permettez-nous de nous réchauffer un
moment à votre foyer. Dieu un jour vous le rendra.
Mais l'homme, irrité d'avoir été dérangé,
répondit d'un ton sec :
- Mon maître est Paulius, le meilleur joueur de flûte de cette
ville, et il n'aime pas les mendiants. Partez et n'espérez pas nous
attendrir, partez ou il vous en cuira !
Il ferma la porte et la femme, désolée par ce mauvais accueil,
alla frapper à la maison voisine. Elle montra à nouveau son
enfant et renouvela son humble demande. Un homme aux traits lourds et vulgaires
lui déclara brutalement :
- Mon maître est Sabinius, le premier magistrat de la cité,
et il n'aime pas les mendiants. Il est en train de dîner et il a horreur
des importuns. Passez votre chemin.
Elle dut continuer sa route, elle frappa, sans se lasser, à la porte
des riches maisons bien chaudes, d'où lui parvenaient les odeurs
des festins et l'écho des rires et des chants ; partout, elle
fut repoussée. Il ne restait plus qu'une belle demeure, sur la place,
où elle ne se fut pas adressée. Elle résolut de tenter
cette dernière chance. Une vieille femme, toute ridée, ouvrit
non pas la porte mais seulement la petite fenêtre découpée
dans celle-ci et que l'on appelle si bien un judas. Elle regarda l'enfant
en pleurs sans la moindre émotion, écouta les supplications
de la mère, puis elle dit d'une voix qui n'admettait pas de réplique :
- Mon maître est Aurelius, le prêtre, et il n'aime pas les mendiants.
Il dit que la pauvreté est une punition de leurs péchés.
N'attendez rien de nous. Aidez-vous, le ciel vous aidera !
Ainsi, la malheureuse mère avait trouvé partout la même
dureté de coeur et essuyé le même refus. On l'avait
chassée sans pitié et la vue de son enfant affamé et
transi n'avait pas touché ces êtres endurcis et cruels.
La nuit était proche, elle se glissait insensiblement avec son voile
d'ombre et de froid, la nuit si dure pour les faibles.
- Tout est fini, pensait la femme. Le petit est à bout de forces
et je suis moi-même trop abattue pour résister à cette
nuit glaciale. Je suis fatiguée, affaiblie, mais plus encore désespérée
par la cruauté du monde. je suis prête à mourir, ensevelie
dans un linceul de neige. Mais, je vous en supplie, mon Dieu, sauvez mon
enfant, donnez-lui le droit de vivre et de vous aimer. Mon Dieu, sauvez-le !
Et elle éclata en sanglots. Soudain, elle vit venir un vieillard
très bon et très doux qui était le moine de Condat
(ancien nom de la ville de St Claude), celui que nous connaissons
sous le nom de saint Point.
- Ma soeur, fit-il, pourquoi pleurez-vous ?
- Mon enfant a faim et froid. Je suis lasse et les gens de cette ville ont
le coeur plus dur que la pierre.
- Vous êtes malheureuse, mais ne perdez pas courage. Je suis pauvre,
très pauvre, mais je vous aiderez de mon mieux. Venez.
Le vieillard habitait dans la forêt une petite cabane faite de branchages.
Il y fit entrer la femme et l'enfant et alluma un bon feu de brindilles,
qui les réchauffa. Puis il apporta un morceau de pain d'orge et un
bol de caillé. L'enfant se mit à sourire et le vieillard le
regarda avec attendrissement.
- Vous nous avez sauvés, dit la femme, comment pourrai-je jamais
vous remercier ?
- Ne songez pas à cela, ma soeur, et reposez-vous. Vous en avez grand
besoin. Ici, vous serez bien.
Minuit. Damvauthier veille et les lumières font aux fenêtres
mille petits points brillants. Le repas s'achève à peine et
l'on apporte des boissons fortes. Les convives sont bruyants : ils
crient, ils chantent, ils dansent. La fête quotidienne bat son plein :
plaisir, gaîté, insouciance...
Tout à coup, le tonnerre gronde plus long et plus violent qu'aux
jours des pires orages. Le fracas résonne sinistrement dans la nuit.
La terre tremble, comme si les rochers étaient prêts à
s'écrouler, les sapins s'abattent avec un craquement sec. Les cheveaux
piaffent et hennissent, cherchant à rompre leurs longes, les chiens,
la gueule dressée vers le ciel, hurlent à la mort.
Les convives restent immobiles et silencieux. Ils écoutent et la
peur se lit sur quelques visages. Le tonnerre s'est tu, il n'y a plus qu'un
bruissement sourd et continu, celui de l'eau qui coule et tombe en fraîches
cascades. Puis, les cloches : on sonne le tocsin. Que se passe-t-il ?
Les habitants de Damvauthier s'arrachent à la table ou au bal. Il
sortent. L'eau dans les rues monte, monte encore. Le courant est si fort
qu'il emporte les imprudents. L'eau pénètre maintenant dans
les maisons par les portes et les fenêtres. Les habitants épouvantés
montent aux étages supérieurs puis sur le toit. Dans cette
dernière occasion, les passions se déchaînent, on se
bouscule, on s'écrase, on se bat. Les plus faibles surnagent un moment,
puis s'enfoncent en poussant un cri.
Les survivants, établis sur les toits, voient l'eau qui continue
de couler, toujours plus rapide, à un niveau toujours plus haut.
Quelques uns glissent et tombent dans le courant. Ceux qui jusque-là
avaient gardé leur sang-froid le perdent peu à peu. Paulius,
le joueur de flûte, pousse des cris de détresse. Sabinius,
le magistrat, tremble de peur. Aurelius, le prêtre, songe à
sa conduite indigne et reconnaît la main de Dieu.
L'eau atteint le niveau des toits. Les derniers rescapés disparaissent.
Puis, c'est le grand silence. Les clochers émergent un moment, puis
leurs croix. Damvauthier, comme la ville d'Ys, s'est engloutie sous les
eaux.
Le lendemain, la femme réveillée par les cris joyeux de
l'enfant, regarde autour d'elle et se souvient. Elle sort de sa cabane et
à travers les arbres observe la vallée. A la place de Damvauthier,
cité du plaisir et de la dureté, elle voit un grand lac, sur
lequel court une brume légère. Elle ne comprend pas.
Le vieillard, un bâton de pélerin à la main, s'approche :
- Ma soeur, dit-il doucement, les gens de cette ville n'ont pas écouté
les avertissements de Dieu et ils ont été punis par un terrible
châtiment. Dieu, si plein de miséricorde, leur aurait peut-être
pardonné, s'il n'avaient montré hier à ton égard
tant du cruauté. Ils ont refusé eux-mêmes leur dernière
planche de salut. Malheur à qui ne porte pas secours à l'indigent !
Malheur à qui reste insensible aux larmes d'un enfant !
Puis il disparaît, pendant que le soleil se mire sur les eaux du lac,
dont on entend près des joncs le léger clapotis...
La femme, dès lors, vécut avec son enfant au bord de ce lac,
auquel elle donna le nom de saint Point, son protecteur. La cabane de l'ermite
devint quelques années plus tard une petite chapelle et des villages
nouveaux s'établirent autour d'elle. L'un d'eux, celui de Malbuisson,
réputé pour son cadre agréable, devait prendre à
l'époque moderne une importance croissante.
Quant au lac, il fut longtemps considéré comme un lieu de
mystère. Des pêcheurs racontaient que leurs filets s'étaient
accrochés aux croix des clochers de la ville engloutie ; d'autres
affirmaient avoir vu, le soir, des ombres étranges et de blancs fantômes
errer sur les eaux.
Et surtout, dans la nuit qui suivait la Toussaint, on pouvait entendre nettement,
montant du fond du lac, pour rappeler aux hommes le châtiment du ciel,
le glas sonné par les cloches de la cité maudite...
D'après Contes et Légendes de
Franche-Comté
Jean Defrasne - Nathan - 1962
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