'était la fin d'une
belle journée d'automne. La vallée entrait peu à peu
dans l'ombre, l'air devenait plus frais, un brouillard léger courait
sur la Loue. Nicolas Morel rentrait au village de Mouthier, dont il apercevait
déjà les maisons aux longs toits en pente, tassées
comme des tortues sous leur carapace.
C'était un curieux petit homme, maigre comme un sarment avec un visage
anguleux, où brillaient des yeux vifs. Il était un peu voûté
car en bon vigneron il ne ménageait pas sa peine. Il fallait voir
avec quel soin il piochait entre les ceps ou remontait à la hotte
la terre emportée par les eaux. On le savait laborieux, solide, tenace,
mais on lui reprochait un défaut grave : le désir immodéré
des richesses, défaut que l'on appelle la cupidité et dont
il était le premier à souffrir, car il n'était jamais
satisfait de ses gains.
Avec l'amour de l'argent, son autre passion - celle-là bien
innocente - état la pêche et, dès qu'il avait un
moment, oubliant travail et soucis, il courait pêcher des truites
au corselet moucheté, au vif reflet d'argent. Il connaissait à
fond les endroits de la rivière où le poisson aime à
se tapir sous une pierre, à se glisser furtif sous un bouquet d'herbes.
Il était patient, opiniâtre, habile à ruser avec l'animal
frétillant.
Nicolas revenait justement ce soir-là des gorges de Nouailles et
il rapportait quelques belles pièces. Il marchait à grands
pas, quand il aperçut dans le ciel noir un trait lumineux, glissant
à vive allure, une longue traînée brillante.
- Mon Dieu, se dit-il, c'est «Elle».
Car il savait bien que son vol dans la nuit ressemble à une étoile
filante. Bouleversé par cette apparition, il se mit à courir
à toutes jambes. Arrivé chez lui, il reprit son souffle, donna
à manger à ses bêtes, but un verre de rosé et
sortit. Il gagna une des dernières maisons du village.
Nicolas allait à la veillée chez les Chapuis. A cette époque
- on était au début du XIXe siècle - l'usage
voulait que l'on se rendit volontiers l'un chez l'autre pendant toute la
morte saison. On se retrouvait entre amis après le souper et les
veillées réchauffaient la fraternité paysanne. Quand
Nicolas arriva, il y avait trois familles réunies autour du feu :
les Chapuis, les Parrot, les Faivre. Les hommes, tout en devisant, égrenaient
du maïs ; les femmes papotaient en filant de la laine ou en teillant
du chanvre. On parlait du temps, des récoltes du vin de l'année
ou de quelque ragot du village. Deux des enfants de Chapuis : Tiénette,
âgée de quinze ans et Jeannot, un gaillard de onze ans, triaient
de l'orge, en retirant la nielle.
- Bonsoir la compagnie, fit Nicolas à son entrée.
Et il vint s'asseoir à côté des hommes sur le banc.
On lui demanda si la pêche avait été bonne et il expliqua
ce qu'il avait pris, mais avec moins de détail qu'à l'ordinaire.
Il paraissait gêné, comme s'il avait enve d'avouer quelque
chose ; il semblait hésitant, inquiet.
- Dites donc, père Chapuis, fit-il soudain, croyez-vous à
la Vouivre ?
Le mot magique amena un grand silence, car la Vouivre était en Comté,
et à Mouthier surtout, un être mystérieux et terrible,
que l'on ne nommait pas sans frisson. Le père Chapuis, un homme déjà
âgé, large et solide comme un de ces rochers qui surplombent
la vallée, répondit sans hésiter.
- Oui, mon garçon, et fou qui n'y croit pas.
- C'est que, dit Nicolas, d'un ton peu rassuré, en rentrant des gorges
de Nouailles, je l'ai vue ce soir, avec son oeil...
- Mais c'est impossible, intervint Parrot, il y a longtemps, très
longtemps qu'elle a quitté le pays.
- Alors, elle y est revenue, fit le père Chapuis.
Les femmes écoutaient, tout en continuant leur ouvrage ; les
enfants s'approchaient, curieux. La Vouivre ! Chaque fois qu'il en
avait été question jusque-là à la veillée,
on avait par un accord tacite évité d'insister. Chacun craignait,
en la nommant, de lui donner une réalité, de provoquer son
apparition soudaine ; mais, ce soir, il en allait tout autrement. Puisque
Nicolas l'avait vue, il fallait savoir ce qu'elle était vraiment
et les enfants que l'on autorisait assez peu d'ordinaire à se mêler
aux conversations avaient eux-aussi le droit de connaître la menace
qui pesait sur Mouthier. Oui, il fallait savoir.
- Oh! papa, fit Jeannot, dites-nous comment elle est ?
- C'est vrai, ajouta Tiénette, on sait juste que c'est un serpent.
- Mes enfants, reprit Chapuis, je vais vous dire ce qu'on sait d'elle. C'est
un serpent, oui, mais d'une taille extraordinaire, avec une cuirasse d'écailles,
une gueule rouge, une langue effilée et aussi des ailes de chauve-souris
noires et larges.
- Mais où habite-t-elle ? demanda Jeannot.
- Elle gîte sans doute dans une grotte ou dans les ruines d'un château.
On dit qu'elle garde des trésors et c'est possible. Il paraît
que des seigneurs ont essayé de s'en emparer et qu'ils ont lutté
contre elle comme l'archange Saint Michel contre le Dragon. En tout cas,
ils n'ont certainement pas réussi à la tuer.
- Est-ce qu'on peut la voir, intervint Tiénette, quand on sort ?
- Non. De jour, elle reste dans son trou. Mais dès que la nuit tombe,
elle prend son vol et l'oeil unique qu'lle porte au front jette une vive
lueur.
- Oui, précisa Nicolas, une lueur rapide aux reflets rouges. C'est
cela que j'ai vu ce soir et il n'y a pas à s'y tromper.
- Cet oeil, déclara Faivre sentencieusement, voilà la merveille.
- Comment cela ? demandèrent les enfants.
- En effet, reprit Chapuis, l'oeil de la Vouivre est une pierre précieuse,
une escarboucle d'une valeur extraordinaire.
- Qu'est-ce qu'une escarboucle ? interrogea Tiénette.
- C'est une pierre rouge, répondit Nicolas, un rubis scintillant.
Celui qui pourra s'en saisir possédera une immense fortune...
- Mais ce n'est pas facile, dit Chapuis. Il faut profiter du moment où
la Vouivre va baigner son corps souple dans les eaux fraîches ;
elle laisse alors son oeil sur le bord, dans la mousse.
- Et elle est méchante ?
Chapuis hocha la tête d'un signe affirmatif, mais Parrot, qui jusque-là
s'était contenté d'écouter, osa affirmer résolument.
- On a bien sûr exagéré. On dit qu'elle commandait à
tous les serpents du pays et qu'elle était la cause de tous les maux
là où elle passait. Elle existe peut-être, mais elle
ne doit pas avoir toute la puissance qu'on lui prête.
- Avec elle, répliqua Chapuis, sait-on jamais !
- Et d'où vient-elle ? demanda Tiénette.
- Bah! répondit Chapuis embarassé, ma foi, je n'en sais rien.
Mais sa femme, délaissant un moment son rouet, intervint :
- Moi, je connais là-dessus une vieille histoire.
- Raconte-la maman, firent ensemble les deux enfants.
« Il y avait autrefois au château de Vadans, dans le Jura, un
riche et puissant seigneur. Il dut partir pour la guerre et mourut au cours
d'un combat. Sa veuve s'appelait Merluzine. Elle était jeune et très
jolie, mais son coeur était dur comme la pierre. Oubliant très
vite son deuil, elle convia au chateau toute la noblesse des environs et
donna des fêtes magnifiques, où purent se déployer sa
vanité, son goût du luxe et du plaisir.
Un jour, elle revenait en grand équipage d'une chasse en forêt.
Elle était heureuse et fière d'avoir ébloui son entourage
par la beauté de sa meute. Comme elle traversait un village et que
les manants tremblants s'inclinaient sur son passage, une vieille dame,
toute courbée et en haillons, lui demanda l'aumône. Elle la
repoussa violemment :
- Arrière mendiante, ou je te fais rouer de coups.
Quand elle arriva au château, elle avait déjà oublié
l'incident, tant sa dureté de coeur était coutumière.
On lui annonca alors qu'une grande dame désirait lui parler. Elle
la reçut très cordialement et lui offrit l'hospitalité,
pour autant qu'elle lui plairait. Elle lui fit servir pain, vain et venaison.
- J'ai vu, dit la dame, à la porte du château, une vieille
femme venue du village. Elle a l'air misérable et je voudrais lui
porter un peu de ces mets que vous m'avez offerts.
- A quoi bon ! répondit Merluzine. Ne vous abaissez point à
considérer ces gens-là.
- Pourtant, noble dame, protesta courtoisement l'invitée, il les
faut bien aimer, puisqu'ils sont nos frères en Jésus-Christ.
- Les aimer ! fit Merluzine indignée, il ne manquerait plus
que cela ! Mais vous n'y pensez pas !
- Ne pouvons-nous au moins les aider ? Ce n'est point vice que la misère.
- S'ils sont pauvres, qu'ils le restent, et s'ils ne peuvent vivre, qu'ils
meurent !
A peine Merluzine achevait-elle ces mots, qui révélaient toute
la cruauté de son âme, que la visiteuse - une fée
puissante - prononça ces mots terribles :
- Merluzine, tu as été trop longtemps dure pour les pauvres
et sans pitié. Tu es indigne de vivre dans l'opulence, dont tu fais
si mauvais usage. Puisque ton âme est basse, tu seras basse à
ton tour. Je veux que tu deviennes un serpent et que tu rampes cent ans
durant dans les fossés du château. Après quoi, tu deviendras
une vouivre et le resteras à jamais.»
- C'est ainsi, voyez-vous, mes enfants, que la Vouivre expie sa dureté
d'âme, mais si elle a changé de peau, elle n'a point changé
de nature.
- Ma foi, déclarèrent les enfants, si c'est vrai, c'est fort
bien fait pour elle.
Il y eu un moment de silence, celui qui accompagne toujours la fin d'une
belle légende et l'émotion qu'elle provoque. Chapuis songeait
aux chiens de meute, Parrot à la misère des manants, Nicolas
à l'escarboucle dont il évaluait le prix.
La conversation quitta un instant le sujet qui l'avait animée
jusque-là. Chapuis ramena de la cave une bouteille de vin, sa femme
alla chercher une tarte au fromage et des beignets. Tiénette s'occupa
de mettre les verres et de faire passer la café - un luxe réservé
aux femmes -. Tout le monde commença à manger.
Mais les enfants, comme il était facile de le prévoir, songeait
toujours à la Vouivre et ils en reparlèrent les premiers.
- Mais, fit Tiénette, existe-t-il une ou plusieurs Vouivres ?
- On ne sait, répondit Parrot. Quand je traversais le pays autrefois
avec les rouliers du Grandvaux, j'en ai entendu parler en bien des places
à Arlay, à Dramelay, à Cicon, à Cubry, à
Mouthe aussi. Il y en a sans doute plusieurs.
- Ce n'est pas sûr, répliqua Chapuis, c'est peut-être
la même qui change de repaire.
- Cela expliquerait, ajouta sa femme, que nous n'en ayons pas entendu parler
depuis si longtemps.
- Et personne n'a jamais pu la tuer ? demanda Jeannot.
- On a bien essayé, reprit Faivre, mais elle est souple, son coup
de queue est redoutable et elle a bien vite fait de dévorer un homme.
Bien sûr, il y en a qui se sont vantés de lui avoir tenu tête,
mais beaucoup devaient être comme ce François Dole, dont on
parle dans le pays de ma femme. François était un brave garçon
mais s'était un fanfaron. Un jour, il décida de tuer la Vouivre,
qui se cachait dans le ruines du château de Montrond. Il alla partout
clamer son projet et, quand on lui signalait le danger qu'il allait courir,
il se rengorgeait en disant :
- N'ayez pas peur. Qu'elle vienne seulement. Je lui casse la tête
avec ma pioche.
Il partit et quand il arriva dans les ruines du château, il se mit
à déplacer les pierres. Soudain, il entendit un sifflement.
- Diable ! se dit-il, serait-ce Elle ?
Il continua à avancer, mais d'un pas moins assuré. Tout d'un
coup, il se trouva nez à nez avec le monstre, qui lui parut beaucoup
plus grand et beaucoup plus fort qu'il ne l'avait supposé. Il ne
pensa plus à le tuer. Il se sauva à toutes jambes en faisant
tourbillonner sa pioche autour de sa tête. L'animal sifflait sur ses
talons. Ah! il n'était pas fier, le François !
Il parvint à s'échapper, avec l'aide de Dieu, à qui
il avait recommandé son âme. Mais quand il fut rentré
au village et qu'il eut repris ses esprits, il déclara avec crânerie :
- Ah! si vous aviez vu comme elle a eu peur. Dommage qu'elle se soit sauvée,
car je l'aurais tuée avec ma pioche.
- Mais, dit soudain Parrot,, tout cela date du temps passé et
Nicolas s'est peut-être trompé ce soir, en croyant voir la
Vouivre.
- Non, fit Nicolas, je suis sûr que c'était elle.
- En tout cas, délclara le père Chapuis, il n'y a pas besoin
d'aller à Vadans ou à Montrond pour avoir des preuves de son
existence. Il n'est pas utile non plus de remonter aux temps où nous
étions d'Espagne. Tout le monde sait que la Vouivre a été
à Mouthier et il n'y a pas si longtemps.
- A Mouthier! dirent les enfants, et que fit-elle ?
- C'est une histoire que mon père me racontait quand j'avais l'âge
de Jeannot. Dis, Parrot, tu l'as connu mon père, un esprit fort,
un homme qui ne s'en laisse pas conter au point qu'on l'appelait dans le
village : le philosophe, c'est-à-dire à peu près
celui qui ne croit rien d'autre que ce qu'il voit. Eh bien! il avait vu
la Vouivre un soir et il me raconta dans quelles circonstances.
Il revenait de la foire d'Ornans avec un voisin, Pierre Etienne, quand ils
aperçurent la Vouivre, qui se mettait lentement à l'eau, après
avoir déposé son oeil sur l'herbe, comme elle en avait l'habitude.
Mon père hésitait à ajouter à cette apparition,
mais Pierre lui dit d'un ton tout naturel :
- C'est pas la première fois que je la vois. As-tu vu son escarboucle ?
Elle serait bonne à prendre.
Chapuis reprit haleine. Nicolas songeait de plus en plus à la pierre
merveilleuse. Les femmes écoutaient et le chat peut-être aussi
qui, dans le coin de l'âtre, venait d'ouvrir ses grands yeux verts.
- Et Pierre a-t-il pris le rubis ? demandèrent les enfants.
- Il en avait envie depuis longtemps. Il s'approcha, mais au dernier moment
il recula, déclarant que la Vouivre fonçait sur eux. Peut-être
avait-il eu peur, peut-être avait-il craint d'être obligé
de partager avec mon père. Ils rentrèrent donc à Mouthier
et décidèrent de ne pas parler de ce qu'ils avaient vu, pour
ne pas affoler le village.
- Et ils n'en parlèrent pas ? fit Tiénette.
- Mon père, continua Chapuis, tint sa parole, mais Pierre Etienne
était un bavard. Il raconta son aventure à sa femme, la Marguerite.
Le pauvre homme ! Il aurait dû savoir qu'on en dit toujours trop
long aux femmes. La Margeurite était une gaillarde solide, venue
de Mouthe et qui ne se laissait pas facilement impressionner. De plus, elle
avait envie d'être riche, elle aimait l'argent, peut-être plus
que toi, Nicolas.
Nicolas ne se vexa pas de cette pointe. Il en avait l'habitude. Il demanda
à son tour la suite de l'histoire.
- La Marguerite, continua Chapuis à voix haute, avait entendu dire
dans son pays qu'un paysan s'était emparé d'une escarboucle,
en se plaçant après avoir volé la pierre, sous un cuvier
hérissé de pointes. Etait-ce vrai ? On ne le sait. Toujours
est-il qu'elle se promit de préparer ainsi un cuvier armé
comme un hérisson. La Vouivre pouvait toujours s'y frotter !
- Idée amusante, concéda Parrot.
- Oui, reprit Chapuis, mais la Marguerite avait peur, si elle remettait
au lendemain, de ne plus trouver la Vouivre ou d'être devancée
par le Pierre. Elle décida de tenter l'aventure immédiatement
et sans attendre qu'un cuvier soit équipé. Sans rien dire,
elle courut à la Loue et attendit.
Pas très longtemps. Une flèche passa en sifflant non loin
d'elle. La Vouivre rampait au bord de l'eau.
- Et Marguerite n'avait pas peur ? demanda Jeannot.
- Oh si ! Elle sentait son coeur battre très fort et une sueur
froide perler à son front. Mais elle était décidée
à voler l'escarboucle et la cupidité l'emporta sur la peur.
La Vouivre était au bord de l'eau entre deux pierres. Margeurite
s'approcha doucement, très doucement et jeta son tablier sur la tête
de l'animal pour lui arracher son oeil aux reflets de pourpre. La Vouivre
se secoua, se tortilla et d'un coup de queue projeta la Marguerite dans
la Loue. Ce fut un beau plongeon mais la femme de Pierre avait entendu un
cri déchirant et elle tenait serré contre elle, dans son tablier
quelque chose de gros et de rond.
- C'était l'escarboucle ? fit l'impatiente Tiénette.
- Attends un peu, que diable ! La Marguerite, un moment étourdie,
réussit à s'accrocher d'une main à la berge, sans lâcher
son fardeau, ou si vous préférez, sa prise. Elle s'en retourna
chez elle, mouillée mais toute fière. Pierre Etienne fut tout
surpris de voir qu'elle était sortie.
- D'où viens-tu à cette heure ?
- Je suis allée voir la Vouivre.
- Toi ? Mais tu es folle ! Et si elle t'avait dévorée !
- Elle ne m'a pas mangée, sois tranquille. Devine ce que je tiens
là dans mon tablier ?
- Non ?... Tu aurais pris...
- L'escarboucle, oui. Tu vois et elle est grosse.
- Tu en es sûre ?
- Pardi !
Et la Marguerite, toute heureuse de rapporter un tel butin, ouvrit son tablier.
Savez-vous ce qu'il y avait dedans : une tête de chou !
Le père Chapuis s'arrêta. Ses auditeurs oubliaient la cruauté
du monstre pour sourire de l'aventure.
- Elle connait la fine plaisanterie, affirma Parrot.
- La Marguerite a dû en faire une tête, poursuivit Faivre.
- Elle n'est as si méchante ! s'écrièrent les
enfants un peu déçus.
- N'en croyez rien, reprit Chapuis. La Vouivre ne s'était pas laissé
prendre son joyau, mais elle voulut se venger des gens de Mouthier et elle
se montra acharnée à leur nuire. Un soir, elle se jeta sur
un paysan, qui revenait de Vuillafans et lui creva les yeux. Une autre fois,
elle frappa de paralysie un petit berger, qui s'était attardé
à chercher une bête égarée. Il paraît aussi
qu'elle dévora un enfant. Croyez-moi, si la Vouivre est revenue,
malheur à nous !
- Malheur à nous, se dit Nicolas, peut-être, ou bien...
Nicolas avait quitté maintenant la maison des Chapuis. La veillée
était terminée. Les enfants étaient allés se
coucher avec une certaine angoisse. Chapuis, sur le pas de la porte, avait
mis en garde Parrot contre les méfaits possible de la Vouivre, mais
celui-ci refusait de croire à son retour. La nuit était claire
et la lune brillait au ciel, au milieu des étoiles.
Nicolas pensait à la Vouivre, qu'il avait vue près des gorges
de Nouailles et dont on venait de parler longuement.
- Malheur à nous ! a dit Chapuis. Certes, il y a des dangers,
mais celui qui possédera l'escarboucle sera riche, très riche...
Et si c'était moi, je n'aurais plus à peiner dans les vignes,
je serais considéré, puissant... Est-ce si difficile de prendre
l'oeil du monstre, pendant qu'il nage ? Il suffit de faire vite, comme
pour attraper une truite, oui, tout simplement.
Nicolas, tout en se livrant à ces réflexions, était
arrivé devant chez lui ; mais il n'entra pas. Il retourna vers
la Loue, là où il espérait retrouver la Vouivre. Une
force plus puissante que lui-même l'attirait vers les roseaux et les
saules, là où il verrait l'escarboucle : sa cupidité.
Bientôt, il reconnu le trait de feu et la Vouivre, après avoir
déposé son oeil luisant sur la rive, se laissa glisser dans
l'eau. Elle fila, les ailes écartées, le corps sans raideur
et Nicolas put voir l'escarboucle à quelques pas devant lui. Elle
était bien telle qu'on l'avait décrite, grosse et ronde comme
la tête d'un petit enfant, avec des facettes scintillantes. Nicolas
avança la main, lentement d'abord, puis avec une hâte fébrile.
Il resserra ses doigts calleux sur le joyau et le cacha sous sa blouse,
puis il s'enfuit.
La Vouivre avait senti qu'il se passait quelque chose d'anormal ; elle
retourna bien vite sur la rive et ne retrouva pas son oeil. Elle poussa
un cri lamentable. Nicolas, en s'enfuyant à toutes jambes, pensait
en lui-même :
- Tu peux toujours crier. Maintenant, je l'ai, ton oeil, et, j'ai été,
moi, plus malin que la Marguerite. Maintenant je suis riche...
Soudain Nicolas apreçut derrière lui des serpents qui le poursuivaient
et qui, dociles aux appels de leur reine, s'apprêtaient à punir
le voleur. Il en sortait de partout, des mottes, des pierres et des souches
et ils poussaient des sifflements aigus. Ceux qui dormaient enroulés,
vrillés, se détendaient et rejoignaient les autres, déjà
sur les talons du vigneron. On entendait des froissements de feuilles, des
bruits étouffés comme des chuchotements et ces bruits, s'amplifiant,
bourdonnaient dans les oreilles de Nicolas :
- Piquons-le, mordons-le... A mort le voleur !
Les petites têtes triangulaires se dressaient, les gueules s'ouvraient,
laissant passer des langues bifides. Les pierres, les touffes d'herbe, les
sillons semblaient soulever les corps annelés ; les reptiles
ne rampaient plus, ils volaient, eux aussi, emportés par leur fureur.
Nicolas courait, piétinait, trébuchait, se relevait, courait
à nouveau avec la peur de tomber. L'escarboucle lui semblait lourde
comme une boule de plomb et il la laissa tomber, croyant arrêter la
poursuite, mais les serpents restaient à ses trousses. Il sentait
ses jambes s'amollir, le sang cogner à ses tempes. Quand il arriva
à la première maison du village, il se crut sauvé...
mais il tomba sur le sol, évanoui, épuisé.
C'est là que Faivre le trouva au lever du soleil. Il le fit transporter
chez lui. Dans la matinée, il put parler avec le débit saccadé
d'un homme encore en proie à la terreur et raconta son histoire.
Puis il délira, il parlait de serpents et de rubis. A midi, il mourut.
Au creux de sa main droite, on voyait deux petits trous, proches l'un de
l'autre, de teinte bleuâtre, comme peuvent le faire les deux crochets
d'un serpent.
Les Vouivres ont aujourd'hui disparu des rivières de Comté et elles se sont réfugiées, avec les chimères et les griffons, au lointain pays des légendes. Mais leur souvenir demeure et un peu de la frayeur qu'elles inspiraient autrefois. Bien qu'on aime à les représenter comme des monstres aux moeurs cruelles et aux actes malfaisants, elles nous donnent cependant une grande leçon de sagesse qui est à peu près celle-ci : la fortune ne sourit pas toujours aux audacieux, quand l'audace a pour seul dessein de conquérir la fortune.
D'après Contes et Légendes de
Franche-Comté
Jean Defrasne - Nathan - 1962
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