Le Pont du Diable
 

 

Lettrine La source du Lison est une des principales curiosités du massif du Jura. La rivière, qui a rassemblé dans son cours souterrain les eaux d'infiltration, jaillit toute formée du rocher. C'est un merveilleux spectacle : de vastes grottes taillées dans la pierre, des cascades frangées d'écume, des truites au reflet d'argent. Par un gouffre, le creux Billard, le Lison aspire les eaux du plateau et notamment celles d'un ruisseau dont la vallée, en gorge profonde, sépare les villages de Sainte-Anne et du Crouzet Migette. On raconte dans cette région une bien vieille histoire.
Il y a très longtemps - au XIIe siècle sans doute - après une grande période d'insécurité, les relations devinrent plus actives entre la montagne et le bas pays. Les habitants des plateaux échangèrent leur blé et leur bétail contre le vin d'Arbois et le sel de Salins. Mais les routes n'étaient pas faciles dans cette région accidentée.
Les gens de Sainte-Anne auraient bien voulu jeter un pont par-dessus la vallée étroite et profonde qui les coupait de la route de Levier. Mais les entrepreneurs, à qui ils soumettaient leur projet, reculaient devant les difficultés de la tâche. Il s'écriaient, effrayés :
- Comment pourrions-nous construire un pont à cinquante toises au-dessus du sol ? Il y a de quoi se rompre le cou !
On essaya de jeter au-dessus de l'abîme une passerelle en bois, mais elle ne tarda pas à s'écrouler. La situation semblait sans issue, lorsqu'un jour, un homme audacieux osa se charger des travaux.

Etoile

C'était un maçon de Salins, nommé Babey, qui venait de participer à l'agrandissement de l'église Saint-Anatoile. Il était petit, rougeaud, toujours en mouvement. Avec cela, bavard comme une pie, bon ouvrier mai volontiers hâbleur, aimant la difficulté et fier d'en triompher.

Le curé de Sainte-Anne, qui gérait les intérêts de la paroisse, offrit à Babey la somme considérable de deux cents livres, à la condition expresse que le pont fût fini dans les trois mois, c'est-à-dire avant la grande période des charrois. Le marché fut conclu et babey mit ses ouvriers au travail.
Deux assises solides de maçonnerie, prises dans le roc s'élevèrent sur chaque flanc de la vallée. Puis on entama la voûte étroite qui devait couronner l"édifice. Les deux bords étaient prêts de se rejoindre et il n'y avait pas six semaines que le travail avait débuté. Babey se frottait les mains :
- Allez, les amis, disait-il. Encore un effort et nous aurons fini.
Mais, pendant la nuit, Babey fut réveillé par un fracas épouuvantable. Ce n'était pas le tonnerre, car la nuit était belle et le ciel étoilé. Que s'était-il passé ? De bon matin, Babey se rendit au pont. Il s'était écroulé complètement et les pierres étaient tombées au fond de la gorge. Tout était à refaire.
- J'y arriverai, foi de Babey.
Et avec une volonté tenace, le maçon remit ses ouvriers au travail. De plus, pour rattraper le temps perdu, il en doubla le nombre. Le travail commençait avant l'aube et se poursuivait après le coucher du soleil, jusque tard dans la nuit. On posait les pierres à la clarté des feux. Très vite les piles furent reconstruites et on ébaucha la voûte. Babey se frotta les mains.
- Allez, les amis. Encore un effort et nous aurons fini.
Mais, au milieu d'une autre nuit, Babey entendit le même fracas. Il savait ce qu'il signifiait, mais il refusa d'y croire. Il se lèva, courrut en hâte au pont. Les pierres étaient au fond du ruisseau. Il fallait recommencer.
Un autre se serait découragé, mais Babey avait donné sa parole de terminer dans le délai fixé. Il y allait de son honneur. Peut-être avait-il commis quelque erreur dans la conception de la voûte, des piliers ou des arceaux. Il vérifia ses plans, veilla au choix des matériaux, chassa les ouvriers qu'il jugeait paresseux ou qu'il supposait malveillants.
- J'y arriverai, foi de Babey.
La construction reprit, de jour et de nuit. Babey contrôlait tout. Il ne s'accordait que quelques heures de sommeil qu'il prenait sur le chantier même. Il vérifiait tout avec tant de soin que la maçonnerie semblait ne faire qu'un avec le roc. Quand la nuit venait, des hommes sûrs montaient la garde.
Inutiles efforts. Le pont s'écroula une troisième fois. Babey échappa de justesse à une chute fantastique. Les ouvriers s'enfuirent, épouvantés.

Etoile

Babey songea au malheur qui l'accablait et dont la constance était peu ordinaire. C'était la veille du jour fixé pour la fin des travaux et il ne pouvait être question de se remettre à la tâche. Malgré sa volonté tenace, Babey était désespéré. C'était pour lui la ruine, car le paiement des deux cents livres restait subordonné au respect des engagements. C'était aussi la honte, le déshonneur, les railleries méprisantes. Dans son orgueil, Babey en souffrait à l'avance. Il se demandait s'il n'aurait pas été préférable pour lui de se fracasser la tête, en bas dans le lit du ruisseau, sur les rochers.
- Je ferais bien n'importe quoi pour réussir, dit-il tout hait. Je donnerais mon âme au diable, s'il venait.
Satan ne se fit pas prier. Il apparut. C'était bien lui avec sa face anguleuse, ses oreilles velues, sa barbiche en pointe, ses longs doigts crochus. Il était vêtu comme un riche seigneur : pourpoint brodé, chaussures violettes, toque de velours ornée d'une plume, au côté une large épée. Il sourit :
- Ne te désole pas. Je suis Satan et je peux te tirer d'embarras.
Babey ne dit mot. Il semblait rêver. Satan reprit :
- Tu as apporté tous tes soins à la contruction de ce pont et pourtant il s'est effondré trois fois. Rassure-toi, ce n'est pas de ta faute. C'est moi qui ai tout fait.
- Oh! Je comprends.
- Oui. Tu ne peux pas savoir comme c'est amusant de détruire en un instant le patient effort de ces fourmis qu'on appelle les hommes. Pan! Crac! Boum! Et voilà les pierres au fond du torrent. C'est drôle, n'est-ce pas ?
- Je croyais t'avoir entendu dire que tu pouvais m'aider. Jusqu'à présent, ce n'est pas précisément ce que tu as fait.
- Jusqu'à présent, oui. Maintenant que tu as compris que, sans mon aide, tu n'arriverais à rien, miantenant je suis à toi. Je suis à toi, c'est une façon de parler. Je peux te donner mon appui, si tu consens à le payer à son prix.
Babey fut surpris, mais il n'hésita pas longtemps. Son orgueil le poussa à accepter ; il demanda seulement des précisions.
- Peux-tu relever ce pont ?
- Oui.
- Peux-tu le faire pour demain ?
- Oui.
- Le pont s'écroulera-t-il encore après ?
- Non.
Evidemment, Satan était un auxiliaire précieux. Encore fallait-il savoir le salaire qu'il exigeait.
- Que veux-tu en échange ? Mon âme ?
- Ton âme, non, tu me l'as offerte et il y a de fortes chances pour qu'elle soit à moi un jour ou l'autre. Non, pour un travail aussi important, je veux autre chose.
- Quoi donc ?
- L'âme de la première personne qui traversera le pont.
- C'est impossible. Je ne puis te donner l'âme de mon prochain, contente-toi de la mienne.
- Non. Accepte mes conditions, sinon pas de pont.
Satan commençait à être irrité. Il n'aimait pas qu'on marchande avec lui. Mais il était patient, il savait trouver les arguments qui font céder toute résistance :
- Allons. N'aie pas tant de scrupules. Je ne pensais pas qu'un homme intelligent comme toi, le meilleur maçon de la chrétienté, à mon avis, ferait tant de manières. Veux-tu vivre déshonoré, bafoué, méprisé ? Veux-tu que chaque raillerie te laisse une douleur cuisante comme un soufflet ? Je t'offre l'aisance et l'estime du monde. Et en échange, moi, pauvre diable, je ne te demande qu'une âme, une toute petite âme de rien du tout, même pas la tienne. Ce sera peut-être un marchand étranger, un soudard sans foi ni loi, un gueux. Et c'est de ces gens-là que tu as souci ? Voyons, réfléchis bien !
Babey fit signe qu'il acceptait. Satan lui présenta une plume et un parchemin :
- Signe ce pacte avec ton sang.
Avec son couteau, Babey se fit une entaille au poignet et il signa. Satan le regardait faire avec un étrange sourire.
- Maitenant, dit le diable, je tiendrai mes engagements mais je veux que tu en fasses autant. Je commence à vous connaître vous, les hommes. Vous êtes plus malins que le Malin lui-même et il vous arrive de chercher à me tromper. Cette fois-ci, je ne me laisserai pas prendre.
- Je ne comprends pas ce que tu veux dire, fit Babey.
- Ecoute-moi bien, reprit Satan. Il y a quelques centaines d'années, j'avais accepté de rendre service à un maçon, dont le pont s'écroulait sans cesse. Je ne me rappelle plus où, dans le Berry, ou en Anjou ou peut-être bien dans le Jura. Bref, j'avais exigé l'âme du premier individu passant sur le pont. Je me voyais déjà avec une belle âme de plus dans ma collection. Ah bien oui ! J'avais compté sans la subtilité des hommes. L'un d'eux fit remarquer que j'avais mis dans le contrat le mot : individu et que celui-ci ne signifiait pas forcément : être humain. Un animal pouvait faire l'affaire. Les voilà donc qui prennent un rat, qui le lâchent sur le pont en criant tout ce qu'ils pouvaient pour l'obliger à fuir. J'étais de l'autre côté à l'affût, quand j'ai vu courir vers moi un rat tout pelé et borgne par surcroît. Que voulais-tu que je fisse de l'âme d'un rat ? Alors, c'est bien entendu, j'ai mis dans notre pacte le mot : personne. On ne m'y prendra pas à deux fois.
- Soit, dit Babey qui avait eu grand peine à ne pas rire, mais je voudrais bien mon pont.
Aussitôt, à un geste du diable, les pierres remontèrent de la vallée et se posèrent, chacune à sa place. Le pont était terminé au jour dit.

Etoile

Babey était revenu à Sainte-Anne. D'abord, il s'était senti heureux, soulagé d'un grand poids. Il fredonnait tout en marchant à grands pas, un vieil air du pays :

«Vite, vite, qu'on selle
Mon joli cheval blanc.»

Puis, il se prit à songer qu'il venait de livrer une âme au diable, donc de se damner à jamais. Par vanité et par orgueil, il venait de se perdre et de perdre un inconnu avec lui. Aucun moyen d'échapper à Satan : le pacte était signé en bonne et due forme. Le pont était fini, mais à quel prix !
Babey snentit son corps parcouru d'un grand frisson. Il avait la tête lourde, la gorge sèche, les mains tremblantes. Des pensées effrayantes l'oppressaient. Il se voyait en train de bâtir le palais du diable et des tailler des pierres avec du feu. Il montait, il montait jusqu'au faîte. Puis tout s'écroulait et il tombait dans les flammes. Sa chair grésillait, ses membres se tordaient, il appelait à l'aide en suffoquant. Mais il entendait le rire de Satan, un rire profond, guttural, qui résonnait dans sa tête en feu.
Alors, Babey se réveilla, la sueur au front, la peau moite. Il crut distinguer dans le noir des êtres redoutables. Il cria trois fois : «Au secours» d'une voix rauque. Puis il retomba, terrassé par la fièvre.
Les voisins, accourus à ses cris, eurent tôt fait de constater la gravité de son état et envoyèrent chercher le curé, pour lui faire donner les derniers sacrements. Le curé était au Crouzet. Un jeune garçon partit à la hâte, mais, comme il croyait encore le pont effondré, il prit un raidillon qui descendait au fond de la gorge et remontait de l'autre côté. Sa route s'en trouva allongée, et de beaucoup, mais il eut la chance d'échapper à Satan.
Le Pont du DiableLe curé, prévenu, se mit en marche aussitôt. Le jour se levait, le temps était doux, l'herbe humide de rosée. Le prêtre, un vieil homme plein de bonté, marchait d'un bon pas. Il n'avait qu'un souci :
- Pourvu que j'arrive à temps, disait-il.
Et il se hâtait, portant devant lui le ciboire d'or où sont renfermées les hosties consacrées.
En arrivant près du pont, il fut tout étonné de trouver celui-ci terminé. Il pensa :
- Quel farceur, ce Babey ! Il a été crier partout que le pont s'était écroulé et il avait donné le mot à ses ouvriers pour qu'ils disent de même. Et, au jour fixé, tout est prêt. Oui, Babey est un bon ouvrier et il ne faut pas lui en vouloir s'il aime à plaisanter et à raconter des sornettes.
Là-dessus, le curé s'engagea sur le pont. Stupéfaction ! Satan, d'un pas tranquille, venait à sa rencontre.
- Vade retro, Satanas (retire-toi, Satan !), cria le curé en reconnaissant le démon.
- Je n'aime pas ces hommes noirs, murmura Satan.
Le diable allait bondir, quand le ministre de Dieu, avec une grande présence d'esprit, tint à bout de bras, le ciboire, sur lequel brillait une croix d'or. Satan étonné, ébloui, affolé, enjamba le parapet et se jeta dans le vide en poussant un grand cri. Il disparut dans un gouffre qui était une porte de l'enfer et on ne le revit jamais plus.
Mais, le pont, en souvenir de cette aventure, prit et garde encore le nom de : «Pont du Diable».

D'après Contes et Légendes de Franche-Comté
Jean Defrasne - Nathan - 1962

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